pictorialisme sociologie et esthétique

e statut esthétique de la photographie apparaît d’une exceptionnelle ambiguïté. Elle n’a donné lieu à aucune grande théorie générale, mais elle est le fait autant d’esthéticiens que de praticiens professionnels. L’expression même de «belle photo», péjorative chez beaucoup d’entre eux, reste laudative chez les amateurs, qui – fait exceptionnel en matière d’art – adoptent chaque jour davantage cette activité.

«Un rayon de soleil fortuit ou une ombre à travers le chemin, un chêne desséché par le temps, une pierre couverte de mousse peuvent éveiller une série de pensées, de sensations et d’imaginations pittoresques»: cette phrase du pionnier William H. F. Talbot (1800-1877), qui découvrit l’image latente – comparée par Paul Valéry à l’émergence d’un vers parfait hors du «langage intérieur» –, pourrait être contresignée par tout amateur doué de quelque sensibilité. L’«art» n’est alors que le prétexte à des «associations d’idées» purement individuelles. Tandis que le cinéma, qui, aux yeux du profane, passa longtemps pour n’être que de la «photo en mouvement», possède déjà, et depuis longtemps, son statut d’art, pour lequel on inventa dès 1920 une «dixième muse», la photographie, après un siècle et demi d’existence, reste marquée des tares de sa naissance.

1. Premières discussions, premiers errements

On peut énumérer trois des tares qui ont marqué les débuts de la photographie: la contradiction entre ses origines de caractère expérimental, scientifique, en tout cas exemptes d’idées préconçues sur le rôle du «daguerréotype», et les appétits de «réalisme» au sens vague, appétits extra-artistiques du public; l’épuisante controverse qui s’instaura d’emblée pour savoir a priori si la photographie était un art, si elle détruisait l’art comme l’affirma le peintre Paul Delaroche dès 1839 ou si elle pouvait subsister sans se définir entre ces deux positions; enfin le fait que, passée la période «héroïque» dont on ne parlera que brièvement, les photographes eux-mêmes n’ont jamais, sauf exception rarissime, cherché à se définir par-delà quelques proclamations vagues et peu efficaces d’«originalité», jusqu’à une époque très récente (qui a d’ailleurs coïncidé avec leur moindre chance de se faire reconnaître comme artistes, en raison de l’accroissement foudroyant du nombre des amateurs). Il est notable que ce phénomène se soit produit à l’intérieur du marché régi par les lois du capitalisme dans le temps où, même plus coûteuse, l’industrie cinématographique réussissait à se faire accepter en tant qu’art, tout en obéissant plus étroitement encore aux lois de ce même marché.

Il est symptomatique que le plus ancien daguerréotype subsistant aujourd’hui soit une «œuvre d’art» au deuxième degré; Jacques Daguerre y a disposé des éléments qui symbolisent assez bien le bagage culturel qui pouvait être le sien, en dehors des préoccupations purement scientifiques: une imitation de nymphe antique, deux têtes d’angelots, une bouteille enveloppée d’osier , rappelant l’artisanat du pays artistique par excellence, l’Italie, une lithographie sentimentale et deux autres plâtres. Cette «nature morte», indépendamment des goûts qu’elle révèle chez son auteur, ouvre une voie qui pendant longtemps ne fut guère fréquentée.

En effet, dès le début de la photographie proprement dite, c’est le portrait qui triomphe . Il est essentiel de se rappeler qu’il submergea littéralement toutes les autres tentatives de développement de la photographie pendant plusieurs années. Cela signifie, sur le plan esthétique, un désir de rivaliser avec les peintres de portraits, dont on sait aujourd’hui qu’à l’époque post-romantique les préoccupations les plus profondes n’étaient pas l’exactitude que leurs modèles réclamaient et d’ailleurs obtenaient. Le désir de l’exactitude dans la reproduction correspond, on l’a souvent noté, à l’ascension définitive de la bourgeoisie (sous le règne de Louis-Philippe) qui prépare le positivisme. Il est frappant de constater que les tenants du réalisme intégral, en matière littéraire et picturale, se sont méfiés de la photographie ; ainsi, Champfleury s’exclamait: «Ce que je vois entre dans ma tête, descend dans ma plume et devient ce que j’ai vu […]. L’homme, n’étant pas machine, ne peut rendre les objets machinalement. Le romancier choisit, groupe, distribue; le daguerréotype se donne-t-il tant de peine?» Argumentation confuse et naïve où la notion de réalisme révèle spontanément ses propres équivoques (on reprochera de même à l’«automatisme» surréaliste de s’abandonner à la «facilité»). Les sarcasmes du plus grand esthéticien de l’époque, Baudelaire, sont d’une autre classe. Plus que le portrait, plus que l’«étude» – Delacroix qu’il aime et même le sévère Ingres qu’il admire en commettent! –, il vise les premières «reconstitutions» de scènes «tragiques ou gracieuses» de l’histoire, ces groupes «de drôles et de drôlesses» déguisés, qui insultent «à la fois la divine peinture et l’art sublime du comédien». Le réalisme n’est toutefois pas épargné: «La société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal.» Et au dandysme de Baudelaire vient se mêler son puritanisme, quand il condamne le stéréoscope à raison de l’exploitation scabreuse qui en fut aussitôt faite par d’habiles commerçants: «L’amour de l’obscénité, qui est aussi vivace dans le cœur de l’homme que l’amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire.»

Sur un point, les souvenirs de Nadar donnent raison à Baudelaire: l’industrie photographique fut le «refuge», sinon de «tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux», du moins d’un bon nombre d’entre eux, et surtout de représentants de cette bohème socialement inclassable, à la fois soucieuse de liberté matérielle et frottée de culture artistique, où se coudoyaient «peintres ratés, sculpteurs manqués, clercs en faillite» (Nadar). Certes Baudelaire est injuste envers Delacroix, qui en 1854 regrette que la photographie «soit venue si tard», comme il l’eût été pour Charles Nègre, qui vers 1860 transposait naïvement sur la toile ses excellentes photographies afin, suprême honneur, d’exposer au Salon, comme il l’eût été pour les recherches plus spécifiques de Degas. Mais, grands ou petits, les peintres conservent devant la photographie une attitude globale qui explique sa rapide dérive du «réalisme» vers des prétentions d’un autre ordre.

Pleins de bonne volonté, certains critiques dépassaient le faux problème posé par l’exactitude des «dessins», comme Disderi (1819-1891) croit encore nécessaire d’appeler ses épreuves et même ses «cartes de visite photographiques» au format breveté, qui abaissent énormément le prix de revient du «portrait». L’exemple de Lamartine est tout à fait intéressant, si l’on songe à l’influence réelle que peut avoir son Cours familier de littérature (1859) où, ayant d’abord prononcé un vigoureux anathème contre la photographie, il change subitement d’avis après avoir vu les épreuves sur papier bleuté du «sculpteur» A. Adam-Salomon. Il s’exclame: «La photographie, c’est le photographe […]. C’est mieux qu’un art, c’est un phénomène solaire où l’artiste collabore avec le soleil!»

Dès cette époque, la photographie est donc sommée de l’extérieur de se transformer en art: juridiquement, elle est admise comme tel, «au moins dans certains cas», par un arrêté de la cour d’appel de Paris (10 avr. 1862) concernant une affaire de «plagiat». L’esthétique dominante qui, née en France, s’est aussitôt répandue dans toute l’Europe, surtout en Grande-Bretagne, entérine le contresens que résume l’expression pictorial photography. Ainsi, Nadar – pseudonyme de G. F. Tournachon (1820-1910) –, dont certains propos annoncent ceux que tiendront les théoriciens de la «nouvelle objectivité» après 1920, se voit décerner le titre de «Titien de la photographie», parce qu’il utilise «lui aussi» de très beaux noirs veloutés dans ses portraits – ce qui témoigne autant d’une ignorance du génie de Titien que du sien propre. Nadar prend la première photographie aérienne en 1858, la première photographie souterraine en 1861; en 1886, c’est la première «interview photographique», où il se fait prendre face au savant centenaire Chevreul; il faut citer encore ses effigies de Nerval, de Baudelaire et de Dumas, entre autres.

2. La «fuite hors du réel»

À cette époque où sont posés les jalons de l’impressionnisme se produit une débauche d’effets de flou, de retouches, de traitements chimiques compliqués, qui ont tous pour but avoué ou inavoué de permettre à la photographie de rivaliser avec la peinture. La vogue du nouvel art suit la courbe de l’évolution générale de la société: au positivisme triomphant succède une certaine «évasion» vers des fantasmes historiques ou symboliques qui servent de contrepoids à de nouveaux problèmes. En même temps que d’innombrables photographes noient leurs modèles dans les brumes plus ou moins sophistiquées où, dira Bernard Shaw en 1902, «les figures deviennent soudain indistinctes et non substantielles, d’une manière aussi peu convaincante qu’irrationnelle», le modern style relayant l’impressionnisme, d’autres multiplient des ensembles capables de rivaliser avec ceux peints par Thomas Couture ou Ernest Meissonier. On représente à l’aide d’acteurs Don Quichotte dans sa bibliothèque, ou même des scènes allégoriques dans le goût des préraphaélites; H. P. Robinson, dont les ouvrages théoriques (Picture Making by Photography) seront réédités jusqu’en 1916, n’a pas hésité à dessiner de vastes cartons, groupant plusieurs figures lourdement symboliques, avant de les réaliser dans son studio à l’aide de modèles vivants; J. C. Strauss, en Allemagne fabrique du Frans Hals «sur commande»; F. Boissonas, à Genève, pastiche (entre autres) Honoré Daumier! En comparaison, l’érotisme sournois du révérend Charles Dodgson, alias Lewis Carroll, garde toute sa fraîcheur, si l’on songe que les modèles enfantins qu’il fit poser autour des thèmes d’Alice au pays des merveilles n’avaient souvent pour elles que le charme de leur âge. Il n’y a pas de solution de continuité entre son œuvre à demi légendaire (lui-même en détruisit la majeure partie) et, par-delà les photographies de «nus artistiques» laborieusement fabriqués depuis le daguerréotype, selon le goût de chaque génération, les recherches d’artistes authentiques tels que Hans Bellmer (La Poupée, 1936, série de variations), Man Ray, ou certains photographes anglo-américains, tel Bill Brandt. Grâce à eux, l’érotisme est devenu une authentique composante de l’esthétique de la lumière.

Ainsi, vers 1860-1900, aucun terrain de discussion ne s’offrait qui permît aux meilleurs photographes – en particulier les «documentaristes» parisiens – de s’affirmer comme artistes. Les recherches les plus intéressantes restent d’ordre scientifique (fusil chronophotographique d’Étienne Jules Marey , qui décompose le mouvement, annonçant le cinéma) ou exaspèrent la tendance à l’«imaginaire» (certains spirites «photographient» fantômes et ectoplasmes; Auguste Strindberg fixe sur les plaques ses expériences d’alchimie grâce à la surimpression) dans le temps même où l’objectif, s’accrochant au télescope ou au microscope, révèle, par-delà le rôle utilitaire que Baudelaire lui assignait dans ces domaines, de nouvelles beautés «à l’état brut».

 

3. La fin de la photographie-peinture

ien qu’influencée aussi par le style des photographes britanniques, la photographie américaine avait eu son évolution propre, marquée notamment par un goût très vif des reportages, qui culmine avec les admirables documents sur la guerre de Sécession dus à Mathew Brady, Alexander Gardner et Timothy Sullivan, où les cinéastes de westerns viendront régulièrement rechercher des sources d’inspiration. Vers 1900 toutefois, le «style international» (exporté jusqu’au Japon) englobait la vérité documentaire dans la rhétorique des effets: la «matière» (papiers de luxe, retouches par suppression ou par adjonction de détails, etc.) primait sur la lumière. C’est l’époque où un esthéticien, Robert de La Sizeranne, s’écriait: «La photographie a dépassé les promesses de la science; elle ne nous avait promis que de la vérité, elle nous a donné la beauté», confondant avec celle-ci une débauche de trucs (gomme bichromatée, encres grasses) qui pastichent le fusain, l’aquatinte ou encore le lavis.

Vers 1907, l’Américain Alfred Stieglitz rompit brutalement, grâce à une argumentation théorique précise, avec la photographie «artistique». Ayant créé, dès 1902, un groupe dissident du Camera Club de New York, il condamne non seulement la retouche, mais l’agrandissement: il travaille avec un appareil portatif, même dans les conditions les plus difficiles (photos prises dans la neige). En 1910, une galerie d’art ouvre ses portes à son groupe (Photo-Secession), cependant que Stieglitz joue un rôle de premier plan dans la diffusion des peintures cubistes aux États-Unis: on a pu dire qu’en photographie il a parfois entrepris de faire du cubisme d’après nature. Le choix de sujets apparemment déshumanisés, l’importance du cadrage, l’introduction d’éléments répétitifs destinés à favoriser l’impression de rythme ou au contraire la juxtaposition (par exemple de grosses lettres d’affiche et un angle de mur lépreux) expliquent que Picasso ait, à son tour, reconnu une recherche proche de la sienne dans son œuvre. Mais il ne s’agit pas d’une banale transposition des vues cubistes par un autre médium: en 1921, Stieglitz part à la conquête de la photographie «pure» qui repose, à chaque épreuve, à chaque «plan», le même problème: «un maximum de détails pour un maximum de simplification», qu’il résout dans un sens moins «réaliste», comme on pourrait le croire, que platonicien. Il photographie des nuages qu’il appelle des «chants du ciel» et des «équivalents d’émotion».

Le groupe Photo-Secession n’eut que quelques années d’existence, mais c’est grâce à lui que l’originalité de la photographie comme médium artistique a pu être affirmée sans retour. Indépendamment de leurs préoccupations particulières, les artistes qui la composèrent introduisirent en effet le problème de l’illusion de réalité, problème aujourd’hui au centre de nombreuses discussions des théoriciens du cinéma. Leur activité se situait dans un champ où ce problème n’était pas encombré par les données concernant la «continuité» dans l’espace et dans le temps, qui affectent aujourd’hui la critique cinématographique. Par contre, il est notable que Paul Strand, le photographe le plus doué qu’ait révélé vers 1916 la Photo-Secession, soit passé dans une deuxième partie de sa carrière à la coréalisation de films. Il y apporta la même puissance, le même parti pris d’atteindre l’essentiel à partir d’un détail banal ou quasi abstrait: «L’objectivité est la véritable essence de la photographie, sa contribution à l’art et aussi sa limitation. Le problème du photographe est de voir clairement les limites et les potentialités de son médium.» Avec lui la photographie «pure» rejoint la vie muette des objets: «Si vous êtes vivant, un légume, une barrière signifient quelque chose pour vous.»

Die Welt ist schön («Le monde est beau»), ce titre d’un album-manifeste du photographe allemand Albert Renger-Patzsch (1928), révèle bien la contradiction interne de l’«illusion de réalité»: Renger-Patzsch condamne tout trucage, toute recherche des «effets», attitude d’autant plus remarquable qu’il est presque contemporain de la crise expressionniste du cinéma allemand; mais en privilégiant plus subtilement que les maîtres de la Photo-Secession tel détail de la nature (une branche en fleurs, un tas de vieilles pierres), il introduit la thèse selon laquelle la beauté du monde dépend du choix fait par l’œil qui le regarde. L’image photographique, par son «objectivité» ou son «caractère mécanique», est celle qui répond le mieux à la remarque de Spinoza: «Je n’attribue à la nature ni beauté ni laideur, convaincu que je suis que les choses ne sont belles ou laides que par rapport à notre imagination (faculté de créer des images).»

Un troisième courant de cette époque est représenté par les chercheurs qui sont à l’origine des premiers clichés totalement «abstraits». Dès 1913, Alvin Coburn brise l’espace traditionnel par ses vues en plongée de New York et surtout par son triangle de miroirs placé devant l’objectif. Le peintre Christian Schad obtient à Zurich, en 1918, des images sans caméra en éclairant des objets posés sur la surface sensible. Au Bauhaus, László Moholy-Nagy reste attaché au graphisme.

Or ces trois courants convergent vers une définition «étymologique» de l’art photographique: ce serait une «description de la lumière» par elle-même, le support (sujet, matériel pseudo-pictural) étant progressivement réduit à l’état de prétexte. L’émotion ou la réflexion seraient appelées à naître de la luminosité même. C’est dans cette perspective qu’il faut apprécier l’apport théorique assez exceptionnel de Man Ray. Avec lui, le divorce entre peinture et photographie se trouve paradoxalement consommé, puisqu’il utilise les deux techniques, en les excluant radicalement l’une de l’autre. Par son invention des «rayographes», la photographie n’a plus de support du tout et, selon sa belle formule, il y a «du nouveau sous le soleil». S’il se trouve être à la fois un excellent et minutieux portraitiste et l’auteur de réussites «techniques» qui doivent beaucoup à l’imagination poétique pure, ce n’est pas seulement à l’influence de la Photo-Secession, du dadaïsme et du surréalisme qu’il le doit, c’est aussi à cette liberté conférée, d’après ses propres dires, par une «pratique absolument familière du métier». Liberté qui lui permit récemment de retourner sa proclamation de 1937: «La photographie n’est pas l’art» en disant: «L’art n’est pas la photographie.»

Cultivés par des amateurs dès les origines, le photomontage et le photocollage qui aboutissent à prêter à une composition irréelle préalable «toutes les apparences de quelque chose de réel qui a été photographié», se sont trouvés intégrés d’emblée dans le courant de renouvellement des formes qui commença avec le cubisme et au cours de la période 1910-1920. D’une fantaisie parfois laborieuse, ils sont passés à la propagande politique avec John Heartfield et El Lissitsky. La tendance prédominante à partir de 1930 combine un certain goût poétique, voire fantastique, goût de l’étrangeté, avec le réalisme social, qui retrouve le vérisme d’Eugène Atget (1857-1927), l’acuité du «regard neuf» n’excluant pas une volonté artistique. Qu’on songe à l’école tchécoslovaque, restée remarquablement fidèle aux influences surréalistes de ses origines (1935), et mieux encore à Brassaï (1899-1984) , précurseur de toute l’actuelle école française, qui mêle la fraîcheur de l’émotion à l’humour et au pittoresque social, notamment, chez Izis et Robert Doisneau. Cette dernière tendance est à la fois «sublimée» et dépassée par Henri Cartier-Bresson (né en 1908), qui intègre ses préoccupations plastiques au reportage, conçu comme une recherche du «moment décisif», excluant l’anecdote et transférant l’instantané au permanent.

4. Les tendances les plus récentes

Après le reflux de la «photographie pure», une simplification commode consistait à classer les photographies en «abstraites» et «réalistes». Mais cette simplification violait la relation phénoménologique inévitable: il n’y a pas deux rapports différents de l’œil (ou de l’objectif) à un objet quel qu’il soit. Tout au plus se vit-il supplanté par sa propre image à raison de la «déformation» de celle-ci. Beaucoup de peintres modernes ont subi l’influence des «mises en pages» de photographes pourtant réalistes, mais qui découpent l’espace de manière inattendue. Comme le notait René Huyghe vers 1950, l’objectif en «œil de poisson» (eye-fish) réalise immédiatement la perspective sphérique qui exigeait jadis des peintres de laborieux calculs et des raccourcis artificieux.

La dispersion des tendances actuelles s’est accentuée sous l’effet d’événements extra-artistiques. Le premier se place avant la Seconde Guerre mondiale: c’est la naissance du grand reportage, avec toutes les servitudes qu’il entraîne et aussi ses possibilités de «retour au sujet» plus ou moins à sensation, mais aussi le cas échéant profondément humain, tel que l’imposa Robert Capa (1913-1954), témoin des tragédies de notre temps .

Un peu plus tard, du moins en ce qui concerne la réflexion des photographes sur leur activité, on assiste au développement de la photographie dite scientifique, qui avait déjà modifié la sensibilité esthétique en révélant des aspects inconnus de l’Univers. Celle-ci permit la création (au prix de légers trucages, comme la «prise continue») d’images qui, par leur aspect insolite, acquièrent une valeur esthétique. Plus récemment, elle a laissé jouer l’imagination de quelques créateurs, à partir de structures étudiées sous tous les aspects, telles les «aventures de matières» de Jean-Pierre Sudre (1962). Il faut évoquer, enfin, la poussée de «subjectivisme» qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a provoqué les tentatives d’Otto Steinert (1915-1978) créant en 1949 le groupe Fotoform (il se flattait d’agrandir le champ de la photographie et même d’en inverser la démarche en «remontant» de l’analyse psychologique jusqu’à l’image) et celles, franchement irrationnelles, de Minor White (1908-1976), dont les «mirages» communiquent à des formes rares des significations inattendues et ont influencé tout un groupe de photographes américains qui croient aux possibilités «magiques» de l’objectif.

La couleur aurait pu paraître un élément déterminant de renouvellement des esthétiques photographiques. Assez curieusement, les artistes ont été longtemps réticents à son égard, l’accusant de «fausser» les rapports purement plastiques suggérés ou soulignés par le «noir et blanc». Plus spectaculaires que vraiment concluants, les Essays d’Erwin Fieger (né en 1913) signalent une tentative extrême pour violer ce tabou, à l’aide de recettes «fantasmagoriques» qui ignorent délibérément la réalité. Peut-être s’agit-il d’un faux problème, dû à une sorte de timidité devant un ensemble de processus qui, annoncés dès 1869 et indépendamment l’un de l’autre par Charles Cros et Louis Ducos de Hauron, n’ont été mis au point avec des chances d’infaillibilité que dans la période 1940-1950. L’exemple de Gjon Mili (1904-1984) montre que le passage d’une «technique» à l’autre ne modifie pas ipso facto une conception esthétique. Lorsqu’il photographie en couleurs le bond d’une grenouille dans l’eau, ou Picasso dessinant dans l’air avec une lampe électrique, ou encore les «poses successives» d’une danseuse en mouvement, il continue à vouloir «contredire» le mot de Brassaï: «La photographie est le contraire du mouvement.» La même tendance se retrouve dans la jeune école italienne (Fontana) qui stylise à l’extrême des fragments de réalité et obtient un équivalent de «paysagisme abstrait» aux couleurs pures, subtilement accordées ou désaccordées.

L’école tout opposée de la candid photography qui travaille en lumière ambiante sans se soucier ni des valeurs ni du cadrage ni de l’angle de prise (deux notions trop souvent confondues), bien que pouvant se réclamer de précurseurs tels qu’Edward Weston en 1937, vise en fait à «dépasser» toute querelle esthétique. Il est intéressant de noter qu’elle coïncide dans le temps avec les débuts de la crise du cinéma américain. On peut relever, à ce propos, que les anthologies photographiques d’outre-Atlantique ont souvent ouvert leurs pages à de grands «directeurs de la photographie» (chefs opérateurs) d’Hollywood, dont les styles variés se transposent de l’écran à l’objectif ordinaire. L’un des plus éminents, John Alton (né en 1901), publia vers 1950 deux ouvrages théoriques qui sont devenus des «bibles» outre-Atlantique: Photography and Lighting et Painting with Light. Enfin, la diversité des tendances esthétiques a subi le «choc en retour» dû à la standardisation apparente de la photographie en matière de cinéma, de mode et de publicité.

  Sociologie de la photographie

On a déjà vu combien le développement de la photographie était lié à l’évolution du capitalisme en France et en Angleterre. Aussi n’est-il pas étonnant que les premiers signes d’un changement de conception se soient produits aux États-Unis en une période où ce pays vivait sa première grande crise. Le but de Brady et de ses adjoints était d’ailleurs caractéristique: montrer la guerre pour éviter son retour. Cette tradition persista et grandit aux États-Unis. Vers 1900, ce sont des enquêtes photographiques qui amènent la destruction des taudis de New York. Roosevelt fera appel à des photographes renommés pour appuyer certaines de ses campagnes sociales. Entre-temps, l’exemple aura été suivi par l’U.R.S.S., sur une échelle quantitativement moindre mais esthétiquement aussi intéressante, surtout en raison de l’influence des futuristes et des modernistes pendant les premières années qui ont suivi la révolution d’Octobre. Cet emploi de la photographie comme outil social a été ultérieurement victime de sa diffusion même et des conditions d’exploitation commerciale du grand reportage. Il faut cependant rappeler la magnifique exposition de «sociologie planétaire» organisée à New York par un vétéran de la Photo-Secession, Edward Steichen, en 1955: The Family of Man. Il y sélectionna, sur deux millions d’épreuves reçues de 68 pays, 503 photos qui constituent le panorama de l’humanité contemporaine, «condamnée» à l’unité et à la fraternité.

On peut envisager la sociologie de la photographie en sens inverse, c’est-à-dire en prenant le point de vue du public. On a remarqué que la demande avait été très longtemps limitée au portrait, auquel s’ajoutaient des rudiments d’information (portraits de célébrités, vues «pittoresques») et certaines exigences sociales (photos de groupe). Cette demande ne pouvait pas en principe avoir d’issue artistique, et elle a persisté en entretenant un artisanat; mais elle s’est d’autre part totalement modifiée sous l’influence d’autres activités, essentiellement la publicité et la mode: un cas typique est celui de Richard Avedon qui, grand photographe de mode, est devenu un portraitiste tour à tour émouvant (Marylin Monroe) et extrêmement féroce pour certains de ses modèles appartenant à la «haute société».

Pendant longtemps il n’y a pas eu en Europe de demande très réelle en ce qui concernait la photographie conçue comme un art indépendant (épreuves uniques ou à tirage limité). C’est probablement parce que chacun pense pouvoir être photographe et que le matériel nécessaire pour l’être s’acquiert aisément: dès 1968, plus de la moitié des foyers français disposaient d’un appareil. Réciproquement, la plupart des professionnels, après avoir dû supporter de voir des illustrations dessinées ou gravées «d’après une photographie» par préjugé pseudo-artistique, acceptaient en règle générale de vendre leurs photographies à des agences qui ne mentionnaient pas toujours leur signature; mais depuis les années 1980 les photographies d’agence ne sont plus anonymes. Un nombre croissant d’entre eux tentent de devenir leurs propres «producteurs» pour maintenir leur copyright sur leurs œuvres.

L’enseignement de la photographie existe aux États-Unis, mais il est presque partout ailleurs absent ou embryonnaire. Là encore, on peut constater que l’assimilation, indéfendable en saine logique, du cinéma avec la photographie trouve une justification pratique dans le fait que la plupart des photographes amateurs tendent à se transformer en cinéastes amateurs.

Le statut empirique de la fixation de l’instant «privilégié» – cet instant fût-il un fragment d’objet – est repris et nié par le désir de fixer «à la fois» l’instant et le mouvement qui est sa négation.

Tant en ce qui concerne sa diffusion sociale que pour les quelques réflexions esthétiques qu’elle a suscitées, la photographie semble ainsi condamnée à végéter en marge du médium beaucoup plus puissant qui s’est développé à partir d’ell

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